Pouvez-vous nous raconter comment Simplon.co est né ?
Simplon, c’est l’idée de deux étudiants, Andrei Vladescu et Erwan Kezzar, que j’ai rencontrés quand j’étais intervenant au Celsa : importer les méthodes américaines d’accélération de l’insertion professionnelle par le numérique. Les étoiles étaient alignées : un secteur en tension où toutes les entreprises cherchent des compétences, des publics que les acteurs classiques de l’insertion peinent à mettre sur les rails, une méthode qui permet de répondre rapidement à un besoin économique et à une urgence sociale… Alors, on y était allé : en 2013, on a créé cette formation totalement gratuite aux métiers du numérique pour les personnes à qui il faut redonner du pouvoir d’agir (ce que les Américain·e·s appellent l’empowerment)… De ce point de vue, le numérique a des pouvoirs magiques.
En quoi le numérique a des pouvoirs magiques ?
La première fois que je me suis connecté à Internet, en 1997, j’ai découvert que dans le numérique, en quelques semaines, on peut passer de débutant·e à expert·e. C’est un secteur où les autodidactes ont leur place : on commence par bidouiller, on est tout de suite dans le « faire », on fait des erreurs, on les corrige, on s’adapte, on se perfectionne, et très vite, on maîtrise des savoirs et on observe des résultats concrets. Il y a peu de champs d’excellence où l’on peut si rapidement monter en compétences. Ça, c’est les pouvoirs magiques du numérique. Mais quand j’ai écrit avec Nicolas Danet un livre sur les Anonymous j’ai compris que ces pouvoirs magiques peuvent aussi être des pouvoirs maléfiques. De tels pouvoirs ne peuvent pas être les mains de seulement quelques-un·e·s. Il faut que tout le monde y ait accès, et tout particulièrement les publics fragiles qui sont les plus susceptibles d’en subir les effets maléfiques.
Comment vous y prenez-vous pour attirer ces publics fragiles dans vos formations ?
La question du sourcing est clé ! Quand nous avons lancé Simplon.co, nous pensions que notre sujet, c’était le contenu de la formation. Très vite, nous avons compris que notre tout premier métier, c’est d’aller chercher les candidat·e·s. Et de les convaincre : on est sur des publics qui ont été peu valorisés au cours de leur parcours et qui ont un très fort syndrome de l’imposteur. Leur premier réflexe est de dire « Ce n’est pas pour moi ». On s’est dit : d’accord, ils pensent que ce n’est pas pour eux — et parfois, c’est vrai, il y a des personnes qui n’accrochent pas et ne pourraient pas s’éclater dans le numérique –, mais avant de dire qu’on n’aime pas, il faut goûter ! On va leur proposer de voir, de se faire une idée plus précise, avec des réunions d’information qui n’engagent à rien. Notre logique pour ces rencontres de première approche : faire venir le plus de monde possible. On mobilise les acteurs de l’insertion (missions locales, associations, Pôle Emploi etc.), les clubs sportifs, les centres culturels, on communique dans la presse quotidienne régionale, on distribue des tracts dans les quartiers. Après ces réunions d’information, celles et ceux que ça intéresse peuvent candidater à la formation : ça commence par une inscription en ligne (bien sûr, les personnes ne disposant pas d’un accès à Internet peuvent venir chez Simplon pour se connecter) puis ça se finit par un entretien physique.
Quels sont les critères de sélection pour accéder à la formation ?
On ne prend que des débutant·e·s et des personnes qui n’ont pas les moyens de bénéficier d’une formation. Ensuite, je tiens à dire qu’on ne recrute pas des individus mais une promotion. On veut un collectif qui va bien fonctionner ensemble et pour ça, il nous faut de la diversité : des femmes et des hommes (a minima 30% de femmes, mais l’objectif, c’est 50/50), des jeunes et des moins jeunes, des personnes de cultures différentes et de parcours variés. Un collectif diversifié produit des miracles qu’un groupe de gens qui se ressemblent ne pourra jamais accomplir.
Rencontrez-vous des difficultés spécifiques à attirer les femmes ?
Depuis le début, on veut pousser les femmes à investir le numérique et depuis le début, il faut bien l’admettre, on se heurte à des résistances. La difficulté à attirer des femmes dans le numérique est d’autant plus frustrante qu’on sait qu’il y a des pionnières de l’informatique (Ada Lovelace, la première programmatrice de l’histoire ; Hedy Lamarr à qui on doit la technologie intégrée dans le wifi, le GPS et le bluetooth, Grace Hopper, inventrice du premier compilateur…) et qu’elles étaient majoritaires dans l’informatique jusqu’au début des années 1980.
La masculinisation du secteur de la tech s’est produite avec le retournement des lieux de pouvoir du hardware vers le software. Quand la machine est devenue plus triviale que l’écriture du logiciel, les femmes et les autodidactes qui avaient leur place dans l’informatique se sont vu·e·s dépossédé·e·s de ce territoire par les ingénieurs. Cette évolution est concomitante de l’arrivée de l’ordinateur personnel, avec tout un marketing des fabricants et distributeurs qui a fait émerger la figure du geek à capuche, le petit génie renfermé qui est le seul à comprendre à quoi il occupe ses jours et ses nuits, en mangeant n’importe quoi derrière son ordi. Les femmes ne se sont évidemment pas retrouvées dans cette imagerie. Il faut néanmoins noter que cette perte de pouvoir des femmes dans le champ de l’informatique et de la tech est très géolocalisée culturellement : c’est une affaire occidentale, on ne retrouve pas cela en Asie, en Afrique, au Maghreb, au Moyen-Orient. Aujourd’hui, Simplon est dans 17 pays et nous observons que, pourvu qu’il n’y ait pas d’obstacles politiques au fait que les femmes rejoignent nos formations, elles sont aussi nombreuses que les hommes dans plusieurs régions du monde…
Vous avez un programme spécifiquement dédié aux femmes. Comment fonctionne-t-il ?
Ce programme est l’un des plus importants de Simplon.co, avec un budget de plus d’1,5 millions d’euros. C’est toute une chaîne de valeur, qui va des familles et de l’école jusqu’aux employeurs et à leurs clients. Ça commence en milieu scolaire, là où il y a autant de petites filles que de petits garçons mais où les cours d’informatique sont dispensés par les profs de maths ou de physique, plus souvent des hommes et qui ont, comme tout le monde, des stéréotypes et des biais. C’est déjà genré !
Nous proposons des ateliers dans les écoles qui commencent tous par deux questions : 1/ Est-ce que c’est l’ordinateur ou l’humain qui est le plus intelligent ? 2/ Est-ce que c’est plus facile d’utiliser un ordinateur pour une fille ou pour un garçon ? On part des réponses des enfants pour déconstruire les préjugés. On travaille aussi sur les familles : ils nous amènent les petits garçons dans les ateliers de coding, souvent il y a la petite sœur qui est là, mais elle va aller à la danse pendant que son frère fait l’atelier. On leur propose de nous la laisser, juste pour qu’elle regarde, qu’elle essaye. Ensuite, il faut travailler avec les conseillers d’orientation qui ont tendance à déprescrire les filières scientifiques et techniques aux filles. Puis, ça continue quand on arrive dans les formations : la fille qui entre dans une salle où il y a 30 garçons pour 4 filles, elle ne se sent pas forcément rassurée sur sa place. A la toute fin, il y a les employeurs : même volontaires pour recruter des femmes dans le numérique, ils ne proposent pas forcément un environnement de travail accueillants pour elles. Ca se joue parfois dans de micro-détails comme le fait d’avoir des toilettes pour les femmes, l’aménagement et la déco, les habitudes informelles du collectif, encore trop souvent marquées par la « broculture » (c’est les blagues sexistes, les boucles Slack avec des photos de femmes seins nus)… Et puis, il y a le client : des employeurs nous disent que les clients vont avoir plus confiance, pour être dépannés, en un homme qu’en une femme.
Bref, à toute étape de la chaîne de valeur, des stéréotypes et des biais entament la confiance des femmes et la confiance qu’on investit dans les femmes.
Nous avons pris le taureau par les cornes avec deux mesures assez radicales : les quotas et un dispositif de non-mixité. Les quotas, personne n’aime ça, ça heurte notre vision du mérite, notre conviction que la compétence passe avant l’identité, mais c’est redoutablement efficace pour accélérer les choses. La non-mixité, c’est contre-intuitif dans notre culture universaliste, mais force est de constater que le sas de 6 semaines que l’on propose aux filles pour travailler uniquement entre elles leur donne une énergie et une confiance qui les arment pour rejoindre ensuite un collectif mixte.
Vous évoquez la « broculture », cette culture viriliste assez caricaturale dont Emily Chang, dans son ouvrage Brotopia explique combien elle pollue l’atmosphère de la tech, et fait du tort aux femmes, mais aussi aux hommes à qui ça interdit d’exprimer leur sensibilité. Est-ce que cela est bien compris par les hommes dans l’univers du numérique ?
Dans le numérique comme ailleurs, ce n’est pas intuitif. Il faut passer par un moment de révélation. Le premier réflexe des hommes quand ils sont pris dans le pot de miel du sexisme ou des biais genrés est une attitude défensive. Ils ne voient pas où est le problème et/ou trouvent qu’on l’exagère.
Nous avons décidé de former nos formateurs aux questions de genre, pour qu’ils comprennent bien ce qui se joue dans ce qui peut sembler sans gravité, comme les potacheries misogynes, peut créer un environnement hostile aux femmes et à certains hommes qui ne se retrouvent pas dans cette expression de la masculinité. Je viens de finir le livre génial d’Olivia Gazalé, Le mythe de la virilité, qui explique parfaitement comment la masculinité toxique est aux origines de violences contre les femmes mais aussi de violences des hommes entre eux. Je me réjouis de voir cette idée faire sa place dans le débat. Je suis moi-même convaincu de longue date qu’un environnement plus inclusif pour les femmes et plus généralement pour les personnes discriminées est un environnement plus positif pour tout le monde. Mais il faut reconnaître qu’on n’y est pas. C’est un grand enjeu pour l’avenir de la société : la libération des femmes et celle des hommes doivent se faire dans la même dynamique.