« Pour le parler-vrai, vous allez être servie » déclare d’entrée de jeu Agnès Romatet-Espagne à qui l’on précise, en début d’interview, que c’est une parole incarnée et franche que l’on entend recueillir. Cette femme, en effet, n’a pas la langue dans sa poche et cela peut surprendre a priori pour quelqu’un qui a fait toute une partie de sa carrière dans la diplomatie.
Elle « entre au Quai d’Orsay à 21 ans, avec de furieuses envies d’ailleurs, de partir loin. Pas pour voyager, mais pour vivre à l’étranger », dit celle qui s’assume en « casanière internationale », jamais autant heureuse que lorsqu’elle apprivoise un pays comme si c’était sa terre natale. Grosse déception, du coup, quand on lui propose en début de carrière non pas d’aller poser ses valises au bout du monde, mais de « se faire les dents sur les affaires consulaires à Paris ». Elle reconnait aujourd’hui que « le Quai a été sage » en lui « apprenant à marcher avant de courir ».
Mais l’envie de partir ne la quitte pas et elle saute de joie quand on pense à elle pour un poste de secrétaire d’ambassade à Ottawa. Douche froide : « on me dit »l’ambassadeur ne veut pas de toi… Euh… Ben… Parce que tu es une femme »». Elle en « tombe de son fauteuil » mais s’en relève aussitôt, comme on remonte en selle après une chute de cheval : il y a un poste à prendre en Espagne. Cet écho à son nom de jeune fille la fait rire et comme par ailleurs elle vient de rencontrer un certain Monsieur Romatet qui pour l’heure ne peut pas quitter la France, elle voit dans cette opportunité un bon compromis : « Paris-Madrid, ça se fait vite ».
Deux ans plus tard, une nouvelle opportunité se présente : prendre la responsabilité du dossier « Conseil de Coopération des Etats du Golfe ». La perspective est enthousiasmante pour celle qui sait que des enjeux majeurs de diplomatie politique et économique se jouent dans la région. Mais au Quai, ça se tortille sur les chaises, on se tord les mains, on fait des moues embarrassées : voilà, c’est pas simple à expliquer, rien à voir avec ses compétences, mais, comment dire, enfin, bon, voilà, on ne peut pas nommer une femme sur cette région ! Re-belote. Tant pis, Agnès Romatet-Espagne est de ces personnes qui n’ont que « reconnaissance pour ceux qui vous disent non ». Car, à chaque fois qu’on lui oppose un refus, elle trouve une occasion de faire quelque chose qui l’intéresse encore plus. Ce sera le dossier algérien, l’un des plus sensibles de la diplomatie française… L’un des plus passionnants, aussi.
Ces deux épisodes de discrimination en raison de son genre l’amènent néanmoins à s’intéresser à la condition des femmes au travail et rapidement elle se fait une religion : « soit vous montez au cocotier et vous passer pour l’emmerdeuse de service, soit vous démontrez à ceux qui vous sous-estiment que c’est pour eux que c’est dommage. »
A cette philosophie de la preuve par l’exemple, elle met un petit bémol quand on l’interroge sur les quotas de dirigeantes. Elle y était « très hostile au départ. Parce qu’on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif et que si les hommes ne partageaient pas le pouvoir, ce n’était pas par misogynie mais juste parce qu’ils se cooptaient entre eux et étaient bien entre eux. J’avais en tête que ce n’était pas en leur imposant la présence de femmes qu’ils allaient adhérer à l’idée de mixité. Par ailleurs, aucune femme n’a envie d’être nommée parce qu’elle est femme. Tout le monde veut être reconnu pour ses compétences avant tout ». Mais la loi sur la parité en politique puis le dispositif Copé-Zimmermann qui oblige les entreprises à compter au moins 40% de femmes dans leur conseil d’administration change son regard : « les quotas, c’est un coup d’accélérateur. Il y a un moment où il faut que ça bouge. Ça grince au début et puis ça finit par devenir normal et banal. La finalité des quotas, c’est de disparaître quand la question de la mixité des instances dirigeantes sera devenue la norme. Ce jour-là, on trouvera même bizarre qu’il ait pu exister des cercles de pouvoir strictement masculins. »
Agnès Romatet-Espagne se félicite donc de la visibilité croissante des femmes en situation de responsabilités, comme elle constate de vrais progrès dans la lutte contre le sexisme ordinaire au cours des trente dernières années. Sans se voiler la face : « ça continue à exister, mais ça choque ! Aujourd’hui, si on dit à une femme « »Tu ne peux pas parce que tu es une femme » comme on me l’a dit par deux fois dans les années 1980, cela ne passe plus ! ». Et de noter au passage que « plus jamais après » ces deux épisodes du début de sa carrière, elle n’a ressenti qu’on l’écartait en raison de son genre.
Sa carrière, justement, elle la poursuit au cabinet du Secrétaire d’Etat au commerce extérieur Jean-Noël Jeanneney mais aussi aux côtés de Jean-Pierre Jouyet aux affaires européennes. Il l’embarque avec lui quand il part diriger l’Autorité des Marchés Financiers, « au pire de la crise de 2008 ». Mais pour elle, « si ce n’est pas difficile, en quoi est-ce intéressant ? C’est là où l’on peut être utile qu’il faut aller, donc oui, oser prendre des fonctions dans des contextes périlleux ».
L’administration la rappelle en 2011 : le service économique à l’ambassade de France en Australie, ça la tente ? Oh que oui ! A son retour en France, elle est nommée directrice des affaires économiques puis porte-parole du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Et, quelqu’un de son entourage lui parle d’un beau poste à la SNCF : Directrice générale adjointe international de l’EPIC SNCF Mobilités. La SNCF, tiens donc ? Elle n’y avait pas pensé, mais tout à coup, c’est une évidence : « cette entreprise, c’est une planète en soi, un écosystème, une multitude de métiers… Il y a là tout ce qui me sert de fuel : de l’expertise technique, une culture extraordinairement solide, des personnalités et des équipes profondément attachantes, une mission et le sentiment d’être utile. »
Elle impressionne un peu, quand même, Agnès Romatet-Espagne, avec son esprit qui fuse, sa détermination et son énergie, son courage, le leadership naturel qui se dégage de sa personnalité… Mais cette image de superwoman, elle veut la casser : « J’ai connu et je connais le complexe d’imposture, comme tout le monde. J’ai peur, souvent, je me pose la question de ma légitimité… Mais en fait, on se trompe en pensant que c’est une faiblesse de se poser ces questions. C’est au contraire une force : c’est parce que vous vous demandez tous les jours si vous êtes vraiment utile que vous vous donnez les moyens d’être utile. »
Alors, elle a un conseil clé à donner à toutes et tous celles et ceux que le doute habite : « lancez-vous, allez-y, faites-vous confiance… Ce ne sont pas les certitudes qui font avancer dans la vie, ce sont les expériences. »